
« Au-delà d’un certain point, le développement devient contre-productif », entretien avec Georgia Froman
Traductrice et éditrice états-unienne basée en France, Georgia Froman est formée en anthropologie et a enseigné à Aix-Marseille Université. Elle intervient dans le cadre du parcours de formation « Vers les sociétés écologiques de demain », co-construit entre les éditions WildProject dont elle est membre, et le Campus groupe AFD. Intervenante engagée, elle sera présente tout au long de l’année pour approfondir, relier et accompagner les réflexions portées par les participant·es. Pour nous, à l’occasion de la session 5 qui aura lieu le 27 mai 2025 à 11H CET, Georgia Froman nous partage son regard au sujet des fondements historiques du “développement durable”, ses limites, et les chemins alternatifs déjà empruntés.
- Pourquoi remettre en question aujourd’hui l’idée même de « développement durable » ?
Historiquement, le développement durable est une tentative de sortir d’une impasse : celle des « limites à la croissance », référence au nom du rapport publié en 1972 par le Club de Rome. Dans les années 1970, des scientifiques prennent conscience qu’une croissance économique ou démographique infinie est incompatible avec un monde fini. Parallèlement, l’écologie politique réagit aux inégalités produites par la société industrielle, en réclamant des formes d’écologie sociale plus égalitaires et respectueuses de la nature, fondées sur des modèles qui vont explicitement à l’encontre du capitalisme.
Lorsque les États-nations et les institutions internationales ont commencé à se saisir de ces idées, souvent avec sérieux et bienveillance, ils se sont toutefois révélés incapables d’imaginer un monde sans croissance économique : après tout, comment dépasser un modèle qui fonde leur propre pouvoir ? Le développement durable est alors apparu comme une réponse salutaire, promettant une croissance économique bénéfique à la fois pour la planète et pour les êtres humains. Il a intégré certains éléments de l’écologie politique et sociale, mais sans adopter les critiques anticapitalistes et décroissantistes qui leur donnaient leur force sous la plume d’un penseur comme Murray Bookchin, par exemple. Pire encore, l’expression « développement durable » a remplacé dans le discours public les termes « écologie » ou « environnementalisme », ce qui n’est pas anodin : ce terme dissimule un agenda politique et économique qui est de faire durer le développement, et donc la croissance économique, aussi longtemps que possible.
- Que nous enseigne la critique du développement sur notre rapport au temps, au progrès et à la nature ?
La critique du développement est un champ assez vaste, mais sur les questions du temps et du progrès, les mouvements altermondialistes et féministes apportent des perspectives particulièrement éclairantes. Dans son livre Monocultures de l’esprit (1993), la physicienne indienne Vandana Shiva, par exemple, interroge à la fois la nature et les objectifs du type de développement promu par des organismes internationaux comme la Banque mondiale, des institutions fondées sur le modèle capitaliste et industriel du Nord global.
Vandana Shiva est originaire d’une région montagneuse où les agents du développement ont, par exemple, proposé de remplacer les forêts dites « naturelles » par des monocultures d’eucalyptus ou de pins, dans le but de créer de l’emploi local. Mais cet emploi s’adresse avant tout aux hommes, alors que le mode de vie paysan traditionnel mobilise à la fois les hommes et les femmes. Une monoculture d’eucalyptus génère des salaires pendant quelques années, avant d’épuiser le sol. À l’inverse, la forêt « naturelle », qui n’est en réalité pas si sauvage, puisqu’en partie entretenue par les paysans et paysannes, fournit durablement du bois de chauffe, du fourrage pour les animaux, et des plantes médicinales. Est-ce vraiment du progrès que de rendre les femmes dépendantes de leur mari salarié, ou de détruire des moyens de subsistance millénaires pour quelques années de rendement industriel ?
- En quoi la notion de « seuil de contre-productivité » nous aide-t-elle à penser les crises actuelles ?
Pour moi, cette notion est essentielle, car elle permet de nuancer la critique du développement. Lorsque le philosophe autrichien Ivan Illich l’a formulée dans les années 1970, il vivait dans une Europe déjà très développée, mais qui cherchait, comme aujourd’hui, à se développer encore davantage. Illich a observé qu’au-delà d’un certain point, le développement devient contre-productif.
Le tramway, par exemple, facilite la circulation urbaine. Mais l’introduction de la voiture individuelle, bien qu’elle soit plus confortable pour les usagers, rend paradoxalement les déplacements plus difficiles: embouteillages, vastes parkings, réduction de l’espace pour les piétons… À partir de cette idée de « seuil de contre-productivité », nous pouvons dépasser l’opposition manichéenne entre pro- et anti-développement pour nous interroger : jusqu’où est-il bon de se développer ? Et, dans la lignée de Vandana Shiva, des écoféministes et des altermondialistes, il est tout aussi crucial de se demander pour qui tel ou tel outil de développement est réellement productif. L’objectif est-il de proposer des moyens de transport propres et accessibles aux habitants, ou de continuer à vendre toujours plus de voitures ?
- Peut-on aujourd’hui penser une prospérité qui ne passe plus par le développement ?
Pour moi, le développement est peut-être une notion à reprendre, à revendiquer, comme disent les écoféministes. Après tout, la vie se développe, mais elle ne se développe pas sans fin, sans limites, sinon, elle devient maligne. Cette cinquième session sur la critique du développement nous permettra de poser les bases de ces limites et d’identifier les domaines où le développement industriel et capitaliste va trop loin. Heureusement pour nous, les pensées écologiques ont beaucoup travaillé ce sujet depuis 50 ans ! Puis, lors de notre septième session en septembre, nous irons un cran plus loin pour aborder le « post-développement », car de nombreuses personnes et communautés mettent déjà en œuvre cette prospérité conviviale tant recherchée, dont nous pouvons nous inspirer.
27 mai 2025 à 11H CET : Rejoignez-nous pour explorer ensemble ces questions fondamentales sur le développement, ses limites et ses possibles réinventions : inscriptions ici.
Le parcours « Vers les sociétés écologiques de demain » propose une initiation approfondie aux humanités écologiques, lors de 10 sessions en ligne (1h30 chacune, de janvier à décembre 2025). Il combine outils théoriques et pratiques pour explorer la révolution épistémologique de l’écologie ainsi que les réponses à la crise écologique (notamment du Sud global et des savoirs vernaculaires).
Retrouvez l’ensemble des replays et des ressources inédites sur notre plateforme MOOC Campus.
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